Tourisme, quel tourisme post Covid-19!

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Entretien exclusif à lodj.ma avec Samir Kheldouni Sahraoui

Toutes les grandes crises ont laissé des traces durables dans les comportements et ont accéléré les prises de conscience. Depuis le début du XXe siècle et après chaque grande crise, le besoin de consommer a été renforcé, parfois/souvent dans l’excès.

Le monde d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier certes, mais au-delà de nos propres idéaux, ou position bienveillante, il est intéressant d’identifier les courants mainstream futurs, reflet des grandes masses. Notre société est de plus en plus clivante, divisée sur les attentes.

Les priorités des uns ne sont plus celles des autres. Nos efforts, nos réflexions doivent porter sur la compréhension des bons scénarios, une vision macro et objectifs de notre société demain

Q. Maroc : Retour des 12.000.000 de touristes par an , à quel horizon , objectivement parlant ?
Ecoutez . Tout d’abord je tiens à préciser que le tourisme marocain souffrait déjà d’essoufflement bien avant l’avènement de la Covid 19. Désintérêt des gouvernements successifs depuis 2012, manque de cohérence stratégique, mollesse de positionnement de la destination Maroc, promotion obsolète, dispersion, poursuite de la course au nombre de touristes en lieu et place d’objectifs en valeur $, ralentissement de croissance des emplois et recettes, et nous avions au sein de notre Alliance, tiré la sonnette d’alarme en son temps et appelé à la refonte de la stratégie marocaine du tourisme.

Aujourd’hui, la pandémie de Covid 19 est venu bousculer tous ces maux dont le tourisme souffre depuis des décennies et surtout, mettre à nu nos fragilités. Fragilité d’une stratégie touristique qui a privilégié la quantité à la qualité et l’originalité et bien sûr, malheureusement couplée à fragilité de notre système de santé.

Bien entendu, le Maroc n’est pas la seule destination affectée par la pandémie. Le tourisme mondial a enregistré une baisse historique de 74% des arrivées de touristes internationaux en 2020 par rapport à 2019.

Le Maroc a toutefois été affecté davantage avec une perte de plus de 85% de ses nuitées de touristes étrangers et locaux en 2020 par rapport à 2019, causant ainsi des dommages considérables à l’ensemble du secteur de l’hôtellerie et des emplois connexes dans le pays.

Malheureusement, 2021 sera pire que 2020, du fait que le premier trimestre 2020 avait enregistré des performances quasi normales. Aussi, j’estime la perte 2021 par rapport à 2020 à 10%.

Autant dire que ce secteur qui génère rappelons le, entre tourisme interne et étranger, 11 points du PIB ( et non 7 points comme cela est trop souvent rapporté par le Département du Tourisme), et occupe plus de 2 Millions d’emplois directs et indirects, est en grand péril.

Pour ce qui est des perspectives de retour aux performances de 2019, les nouvelles ne sont malheureusement pas bonnes .
L’Organisation Mondiale du Tourisme , à travers un bulletin publié en janvier 2021, démontre, à travers un sondage auprès des experts mondiaux du secteur, que 84% des dits experts préconisent que les effets de la crise Covid 19 perdureront sur le tourisme mondial jusqu’en 2023-2024 voir au-delà.

S’agissant du Maroc, et dès avril 2020, la Conférence des Nations Unis sur le Commerce et le développement (UNCTAD) avait classé le Maroc 7eme destinations touristique la plus affectée au monde par la pandémie Covid 19 après la Jamaïque, la Thaïlande, la Croatie, le Portugal, la République Dominicaine, et le Kenya.

Il est par ailleurs clair que la vitesse de convalescence du tourisme mondial passera par le rythme de progression de la vaccination et le délai d’atteinte de l’immunité collective, elle-même liée à la vaccination de 90% de la population mondiale.

Or, et à date ,moins de 3% de la population mondiale a reçu deux doses de vaccin. Chez les plus riches les taux varient entre 15 et 50% , chez les plus pauvres , les taux ne dépassent pas 1 à 5%. Le chemin est donc encore long.

Dans ces conditions et sous réserve d’éclosion de nouveaux variants, et selon mes projections, le tourisme international ne devrait pas renouer avec les performances de 2019 avant 2025, et, dans la mesure ou notre système de santé interdit la prise de risque, je ne vois pas comment le tourisme international pourrait renouer sous nos cieux avec les niveaux de 2019, avant 2026-2027 voir au-delà.

A un rythme de croissance exceptionnel de 20% l’an à partir de 2022, nous rejoindrions les performances de 2019 en 2028 !

Q. Quels scénarios sont-ils envisageables ?
Les scenarii dépendront du niveau de réactivité du gouvernement vis-à-vis de ce secteur dont on semble occulter le poids dans l’économie marocaine. Les scenarii possibles sont donc intimement liés à la gouvernance du secteur.

Soit le tourisme continue, comme cela semble être le cas en ce moment, à être considéré comme un secteur marginal que l’Etat est disposé à passer « par pertes et profits », soit le Département du Tourisme, tout comme la gouvernance du secteur privé, prennent leur responsabilité et leur courage à deux mains pour se faire entendre au sein de ce gouvernement hésitant et dispersé.

« Worst case scenario », si rien n’est fait, nous perdrons d’ici 2026 près d’un million d’emplois directs et indirect dans ce secteur.

Nous perdrons également des compétences précieuses durement acquises tout comme nous assisterons à la migration de compétences vers d’autres secteurs dont la banque et l’agroalimentaire , lorsque ces compétences ne migreront pas vers d’autres contrées.

Nous y perdrons également des milliers d’entreprises touristiques dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration. En sommes , nous y perdrons le Fonds de Commerce touristique du pays et ses outils de production, sachant que la concurrence sera plus féroce que jamais à compter de 2022.

« Best case scenario », le gouvernement prend conscience du désastre économique en perspective et réagit . Dans ce cas , encore faudrait il prendre le problème par le bon bout.

A mon sens, la solution n’est pas dans une campagne marketing classique , comme celle récemment initiée par le Département du Tourisme, mais dans la sécurisation du parcours client tout en le faisant savoir !

Pour moi, il ne sert à rien aujourd’hui de dépenser des dizaines de Millions de Dirhams pour vanter la beauté du Maroc, ni créer des marques ombrelles. Ce sont là des actions ordinaires et classiques qui se pratiquent en temps normal.

Aujourd’hui, c’est d’actions tangibles sur le terrain, et de réinvention de l’offre, que nous avons besoin . Aujourd’hui la priorité devrait être donnée au Tourisme des Grands Espaces qui par nature est propice à la distanciation sociale.

L’action doit effectivement porter sur la sécurisation du parcours client de l’aéroport à l’aéroport, par des protocoles efficients et labellisés internationalement. Nous avons été pris de court en mars 2020, mais nous avons eu un an pour initier et boucler ce chantier. Nous ne l’avons pas fait !

Aujourd’hui Tourisme et Santé sont intimement liés . Les touristes étrangers tout autant que les touristes nationaux n’ont qu’une envie, s’évader, visiter le Maroc et profiter de sa culture et de son soleil. Mais qu’avons-nous réalisé pour permettre à l’activité de reprendre sans mettre en péril la santé de nos touristes , tout comme notre propre santé en tant qu’hôtes.

Pour moi c’est là le front prioritaire sur lequel nous devons agir pour raccourcir le délai de reprise et la sauvegarde de l’emploi et des entreprises. Plusieurs mesures auraient pu être prises.

Une action salutaire aurait été de vacciner le personnel du secteur , tout comme nous avons vacciné le personnel médical, et le faire savoir.

Une autre action aurait été de mettre en place un test salivaire covid gratuit aux frontières et sur les péages et aires de repos des autoroutes avec un contrôle de chaque visiteur étranger tous les 5 jours , et le faire savoir. Tout comme nous aurions pu organiser la mise à disposition de masques et la verbalisation des touristes en cas de non-port du masque, et le faire savoir.

Nous aurions pu également , avec l’assistance de cabinets internationaux crédibles et certifiés, ou avec le concours de compétences locales, mettre en place un protocole sanitaire inclusif de l’entièreté du parcours client , non seulement au niveau des hôtels , mais également sur les destinations les plus importantes , avec l’appui de brigades sanitaires spécialisées que nous aurions pu former depuis Mars 2020, et le faire savoir.

Enfin, et si tant est que nous avions mis en place de tel protocoles, il aurait été opportun de les communiquer avec force auprès de nos marchés émetteurs car c’est la sécurité sanitaire qu’ils faut vendre aujourd’hui et non l’exotisme de notre pays.

Q. Le gouvernement, au-delà des mesures de sauvegarde (Capital d’accueil, savoir-faire et compétences humaines) a-t-il raison de caler la politique de relance sur un horizon plus lointain ?

Ecoutez, il faut dire que la prudence est de mise et à cet égard , et le gouvernement a eu raison de limiter le risque.

Mais la vigilance ne peut se résumer à la seule restriction des déplacements et la fermeture pure et simple et sine die de nos frontières .

Je vous ai dit plus haut qu’il n’y aura pas de retour aux performances de 2019 avant 2026 ou plus tard. Je ne pense pas qu’il s’agisse là d’une projection anticipée et assumée, mais plutôt d’une conséquence de l’inertie dont souffre la gouvernance du tourisme, alors qu’il traverse une épreuve qui peut lui être fatale.

Encore une fois, le tourisme international étant parti pour des années d’hibernation, il convient de profiter en quelque sorte de cette crise pour « réinventer le tourisme national domestique » en créant une offre qui soit à la portée des bourses du plus grand nombre, et adaptée aux attentes du marché national. Cette offre ne doit pas nécessairement être de forme hôtelière seulement.

Une mesure qui aurait pu être envisagé pour booster le tourisme domestique cet été par exemple, n’est pas de lancer une campagne pour inciter les Marocains à voyager, (Ils ne demandent que cela) mais de prononcer un moratoire sur le libre marché pour une période déterminée ( Juin à septembre par exemple) avec un encadrement des prix, de sorte à optimiser les taux d’occupation et rendre accessible l’hôtellerie aux classes moyennes.

Nous avions déjà proposé de telles mesures en mai 2020, mais n’avions pas été écouté.

Raccourcir le délai de reprise et maintenir un tant soit peu l’emploi passe bien entendu par la promotion du tourisme national qu’il convient de réinventer et faciliter. Pour cela il aurait fallu commencer par la mise en place d’une formule à même de permettre aux nationaux de se déplacer entre régions du Maroc pour motif de tourisme au respect des impératifs sanitaires.

Aujourd’hui les concepts de durabilité et de responsabilité dans le tourisme ne sont plus un luxe, ni une mode, mais une nécessité absolue.

Q. Questions prospectives : Quel est l’avenir de l’aérien low cost ?
Quelques chiffres sur l’aérien au Maroc d’abord si vous le permettez.

En 2020 ,comparé à 2019, l’aéroport Mohammed V de Casablanca a perdu 71% de son Traffic passagers, alors que Marrakech Menara a perdu 76% et Agadir Massira 71%.

En 2020, au premier trimestre 2021, Casablanca Mohammed V a perdu 67 points supplémentaires par rapport à 2020, alors que Marrakech a perdu 90 points par rapport à 2020 et Agadir 84 points par rapport au premier trimestre 2020.

Cela vous donne une idée du cataclysme et la majorité des pertes concernent le Low Cost dont business model repose sur le yied management, soit le rapport volume/prix.

Par conséquent, ce modèle souffre tout autant que le transport régulier d’autant qu’en 2020, le transport aérien mondial a perdu 371 Milliards de dollars et la perte projetée en 2021 est de l’ordre de 343 Milliards de dollars.

Q. Quel est l’avenir du tourisme de masse ?
Je crains fort que ce modèle ne soit plus viable pour les 10 années à venir.

C’est d’ailleurs une problématique sur laquelle le prochain gouvernement devra plancher sérieusement s’agissant du Maroc.

A l’avenir les notions de responsabilité et de durabilité dans le tourisme ne relèveront plus du phénomène de mode, mais s’imposeront en tant que pratiques impératives.

Toute forme de tourisme basée sur le volume, la foule, la proximité, le rassemblement humain sera reléguée au second plan.

L’avenir est encore une fois aux grands espaces, aux prestations en plein air, à la découverte de la nature.

Ce sont là d’ailleurs des revirements stratégiques que l’Alliance des Economistes Istiqlaliens avait recommandé bien avant la pandémie d’autant qu’il s’agit la d’une forme de tourisme bien plus rémunératrice que le tourisme dit de masse, où l’on parque des touristes à faible valeur ajoutée dans des hôtels dits All Inclusives, sans bénéfice aucun pour les populations locales

Q. Comment imaginer le tourisme évènementiel et professionnel avec l’explosion des espaces et outils digitaux ?
Tout comme le tourisme de masse, le tourisme des grands évènements restera pour un temps en sourdine. Le temps est aux outils digitaux de type Zoom, Team Viewer et Skype.

Il en sera de même pour le tourisme d’affaires.

En revanche, il subsistera une niche pour le tourisme événementiel de petite taille de type Team Building, Incentive, et autres voyages de motivation.

Q. Sur quelle base faut-il pivoter la formation professionnelle du secteur ?
C’est la le cheval de bataille. La Formation à l’excellence est la clé de voute d’une réinvention du tourisme marocain.

D’abord je recommande que le tourisme entre en tant que discipline de l’enseignement secondaire de second cycle, à un âge ou l’adolescent est encore malléable.

Le tourisme marocain a besoin que lui soit consacré un cycle long à tiroirs , de la première année du second cycle jusqu’au Master, cycle qui peut s’arrêter , au choix de l’élève, au Bac Pro Tourisme ou continuer jusqu’à la licence ou le Master .

Hormis l’Institut Supérieur de Tourisme de Tanger , l’enseignement du Tourisme au Maroc se résume à la formation hôtelière. Or l’hôtellerie est un outil, certes essentiel, mais insuffisant, de l’exercice des métiers du Tourisme.

Management de la qualité, finances, marketing, ingénierie, paysagisme, architecture, urbanisme, scénographie touristique, hôtellerie, service, savoir vivre, recherche opérationnelle, histoire de l’art, histoire du Maroc, langues étrangères, civisme, civilisation des pays émetteurs, etc. sont autant de disciplines nécessaires à une formation d’excellence dans le tourisme. Nous en sommes loin.

Q. Pour terminer ce voyage, pensez-vous que c’est , au final, la revanche du tourisme local, régional ou même d’un micro-tourisme familial. Dans ce cas quelle l’offre la plus adaptée pour les 6 millions de ménages marocains ?
Le tourisme domestique représente 30% des nuitées hôtelières du Maroc et 36% de ses recettes.

En sommes, le marché national est d’ores et déjà le premier marché touristique du Maroc. Il ne s’agit donc pas d’un marché accessoire pour l’industrie marocaine du Tourisme mais d’un pilier structurel alors qu’il n’a bénéficié jusque-là d’aucune stratégie tangible, sérieuse ni efficiente.

« La revanche » comme vous dite ne peut venir que d’une stratégie de long terme destinée à offrir au marché local une gamme de produits appropriée à chaque segment de clientèle, y inclus en cela les catégories sociaux professionnelles les moins nanties.

Pour cela, nul besoin de réinventer la roue. Il suffit d’écouter la demande locale , d’observer ses us et coutumes en matière de consommation récréative et de structurer l’offre au plan des concepts , des couts d’investissements, des localisations et des prix.

Q. Pour conclure un dernier mot ?
Pour retrouver les niveaux de mobilisation qu’avait connu la Vision 2010, le Tourisme Marocain a besoin d’une gouvernance forte, à même de convaincre et de s’imposer parmi les autres départements ministériels, et obtenir les budgets nécessaires à même d’y drainer les compétences nécessaires, et de rendre efficiente une stratégie qui inclue la transversalité de la chaine de commandement gouvernemental.

Le prochain gouvernement devra également venir avec une vision réaliste et pragmatique du Tourisme Marocain post Covid 19, car le tourisme 2022-2032 n’aura plus rien à avoir avec ce que nous avons connu depuis 1960

Entretien avec Samir Kheldouni Sahraoui
Fondateur du cabinet Chorus Consulting Hospitality & Leisure
Membre de l’Alliance des Economistes Istiqlaliens

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